Une vie de chien

CLAC. Le bruit de la grille. Ils sortent. Faut qu’on les accompagne. Vite, vite ! C’est notre devoir. Avec les potes, on file vers la sortie mais c’est déjà trop tard. Ils ont refermé la clôture et nous ont pas attendus. Pas grave, on a repéré un trou dans le grillage un peu plus loin. Crotte. Cette voie aussi est bouchée. Mais ils savent pas d’où on vient. C’est pas trois bouts de métal, un pneu crevé et quelques briques qui vont nous arrêter. On gratte, gratte comme des fous. C’est bon : on est dehors !

Venez les gars, j’ai repéré l’odeur du petit barbu, ils sont partis pour la supérette, j’suis sûr. On peut encore les rattraper. On veut pas les effrayer, hein, on veut juste leur montrer notre fidélité, qu’on est infaillible, toujours au rendez-vous. Et peu importe que les gens changent en permanence au Donga, les nouveaux font partis de la famille. Par principe.

Tiens, je viens de les voir rentrer dans le magasin. Peut-être qu’ils vont nous acheter des croquettes. Nous, on peut pas rentrer là-dedans. La dernière fois, y’a Rosie qui s’est pris un sacré coup au derche en passant la porte… Mais faut nous comprendre, c’est pas facile de survivre dans le désert. Alors quand on voit toute cette bouffe à disposition, si proche, ça nous monte parfois à la tête. Maintenant on a compris. On se contentera de protéger les volontaires pour le retour.

Parce que dehors c’est la jungle, la loi du plus fort. Il y a plusieurs gangs dans la ville. Les plus féroces, ce sont ceux des quartiers nord. Faut les entendre gueuler en permanence et nous montrer leurs crocs. Une fois on a fait une descente sur leurs plates-bandes. On était en groupe et on a réussi à amocher un des leurs. Une victoire. Enfin pas pour les humains… Ils ont décidé d’amener le véto pour qu’on passe tous sur le billard. Pour pas reproduire la vermine qu’ils ont dit. Depuis on a du mal à renouveler nos effectifs. A la grande époque on était plus de 400 ici. Alors en attendant des jours meilleurs, on mâchouille ce qu’on arrive à se mettre sous la dent.

Heureusement on a Gloria à nos côtés. Nous on l’appelle la « Dog Lady », comme sur sa plaque d’immatriculation. Elle prend soin de nous, sans condition. Un copain blessé, malade, estropié : elle l’emmène chez elle pour le requinquer. Et puis elle récupère aussi tous les chiens abandonnés qu’on lui laisse. Pour nous c’est cadeau, ça fait de nouvelles recrues pour notre bande. On peut sélectionner les meilleurs parmi la soixantaine de chiens qu’elle héberge. Si c’est des bébés on les prend directement, c’est instinctif. Sans nous, ils tiendraient pas longtemps dehors.

Et puis il y en a un qui s’est invité dans notre bande. C’est Ben, le dingo. Il est impressionnant, même pour moi qui suis là depuis longtemps. Alors on a pas trop osé le contredire et on l’a accepté avec nous. Partout où il passe ça se calme illico, les chiens comme les humains. Faut voir comme on lit la peur sur les visages quand il hurle à la lune, à la tombée de la nuit. J’en ai encore des frissons…

Mais trêve de bavardages, v’là les volontaires qui ressortent de la supérette. Ils nous ont manqué quand même. Allez les gars, ils rentrent, on se met tous en position : vous deux derrière, vous sur les côtés et moi je vais devant avec Floyd, en éclaireur. Une deux, une deux. Voilà le centre d’art ! On est tous rentré à la maison sains et saufs. Mission accomplie.

On peut reprendre nos vies tranquillement et aller raconter nos exploits aux autres chiens, ceux que les artistes ramènent avec eux tous les jours. Y a pas que des copains mais globalement ça reste amical. Les conflits se règlent dans la rue, pas à Warlu. Et puis il y a plus important au centre : à force de vivre ici on a développé notre patte nous aussi, et on se permet de temps en temps de rectifier un tableau un peu moche. On gratte les toiles qui traînent par terre, on fait pipi sur celles posées contre le mur. On aide à notre façon quoi. Mais personne nous dit jamais merci… Sont trop occupés sans doute.

Peu importe. La journée se termine et les artistes sont déjà partis depuis belle lurette. Les potes et moi, on se retrouve entre nous, protégés par la grille. On peut enfin se détendre et montrer toute notre affection à nos maîtres. Qui nous le rendent bien le soir, quand ils déversent le contenu de la poubelle à croquettes sur la terrasse. On en fait généralement qu’une bouchée, même si des fois, y’a des p’tites disputes pour avoir les dernières qui traînent.

Cette terrasse, c’est aussi notre lit. Malgré le froid de la nuit. Paraît qu’on est trop sale pour dormir dans le Donga. Mais bon, on va pas se plaindre. Tous les soirs, on a droit au même petit rituel : ils nous enroulent dans des chaudes couvertures pour qu’on tienne le coup. Y’a que Kiera qui a réussi une fois à dormir à l’intérieur. C’était pour la soirée où les humains ont tiré des feux d’artifice. Kiera, elle a horreur de ça, un traumatisme d’enfance à ce qu’il parait. Elle a jamais voulu en parler. Bref, elle était tellement apeurée qu’au final les volontaires ont craqué et l’ont installée pour la nuit sur le canapé.

En parlant de trouille, ça me fait penser au véto qu’est venu la dernière fois. Pour donner ses coups de bistouri biannuels. Et y’a pas que nous les chiens qui y passons, les chats y ont droit aussi. Ah ! vous aimez bien les chats vous les humains. Tout petit, tout mimi… Ils font pas de chichis. Mais si vous cherchez un matou à Yuendumu, vous pouvez toujours vous gratter. C’est pas qu’il y en a pas. C’est juste qu’ils peuvent pas sortir. Trop dangereux. On les tuerait instantanément. C’est plus fort que nous, on y peut rien. Dame Nature quoi.

Bon allez, c’est pas tout mais j’entends l’autre qui recommence à hurler. Il est grand temps d’aller au plumard, avec la famille. C’est qu’on a eu une journée bien chargée, comme d’hab. Et faut qu’on remette ça demain. C’est chouette comme vie ; une belle vie de chien.

 

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