En quittant le camping de Port-Boisé, on s’enfonce un peu plus dans le maquis minier du sud. La route pentue en lacets serrés mène à un magnifique point de vue sur le lagon, agrémenté des quelques explications supplémentaires de Natacha qui a proposé de nous déposer un peu plus loin. Et puis arrivés en haut du col s’offre à nous un tout autre paysage.
Au milieu de cette nature incroyable, voilà que s’étale devant nos yeux ébahis une immense usine métallurgique dont les cheminées crachent leurs fumées sans relâche, entremêlée de tuyaux sans fin et de cuves de diverses dimensions prêtes à accueillir les acides et autres produits chimiques permettant le traitement des métaux extrait du sol calédonien. On se croirait au milieu d’un film de science-fiction, genre « jour d’après avec ville déshumanisée et cyborgs prêts à jaillir ». Des tas jaunes de soufre à ciel ouvert sur fond d’odeur d’œuf pourri. Bienvenue dans la tristement célèbre usine de Valé.
Au début de son existence en 2005, il y avait pas moins de 7000 personnes qui travaillaient sur place. Une base vie a donc été créée à quelques centaines de mètre de l’usine. Maisons, terrains de foot, poste, gendarmerie, station-essence, épicerie… Une ville installée comme ça, au milieu de nulle part, du jour au lendemain, capable de concurrencer les autres villages de la brousse. Maintenant ils sont un peu moins de 3000 personnes mais l’activité bat toujours son plein.
Rattaché à l’usine se trouve le port privé de Valé, situé dans une petite baie magnifique. Du haut du col, on observe les cargos qui se succèdent dans cet endroit autrefois paisible. Difficile à croire mais on est sur un site classé au patrimoine de l’UNESCO, et c’est avec une fascination morbide que l’on observe l’immense conduit qui déverse les déchets de la mine dans la mer, pile à la frontière de la zone protégée qui s’est vue imposée quelques contorsions afin de satisfaire tout le monde.
«On a essayé de lutter pour défendre notre terre, pour que l’usine ne s’implante pas. On n’en voulait pas. Mais les intérêts économiques sont tels que le gouvernement n’avait que faire des quelques kanaks de la région » nous raconte Natacha, de la tribu Atiti. « Maintenant il y a de la pollution partout. A la place de l’usine il y avait des lacs où je me baignais petite, et puis une fois ils ont déversé de l’acide dans un autre lac – une erreur humaine à ce qu’il parait – sans parler de la mine qui a déformé les montagnes alentours. C’est triste. » Elle nous dépose et repart aussitôt sans un regard par la vitre. Une page s’est définitivement tournée pour elle et les siens.
Il faut donc maintenant composer avec tout ça, les innombrables pistes minières qui partent dans tous les sens faisant désormais partie du paysage. Et il faut bien avouer qu’on en a rapidement fait notre terrain de jeu. Une façon pour nous de tirer un peu de positif dans toute cette affaire. On va d’un spot à l’autre, on s’aventure ici et là tout en faisant des grands signes de la main aux conducteurs qu’on croise. La nuit tombée, on plante la tente au bord de la route ou d’un lac.
Et on réalise que le mal ne dort pas lui. Sous les étoiles qui scintillent au-dessus de nous, au loin derrière les collines, un feu. Un feu géant, qui rougit et luit comme si les entrailles de la Terre étaient en train de resurgir. Ce sont les fourneaux de la mine, qui s’ouvrent régulièrement et laissent échapper cette lumière vive, comme si une armée était en train de rassembler ses troupes et de forger ses armes. « Chicago » comme l’appellent certains locaux ; une façon plus sympa de qualifier cette pollution nocturne dont la beauté n’a d’égale que la nocivité.
En parlant de fourneaux, il est fait état, dans une scène de la bande-dessinée « Les vieux fourneaux », d’une toute petite île du pacifique, déconnectée du monde moderne et de ses vicissitudes. Puis vint un jour où un représentant de ce monde extérieur réalise une chose : le guano, ces fientes d’oiseaux marins, s’avère être un puissant engrais. Et il y en a partout sur l’île. Alors il l’exploite, il l’exploite. Certains indigènes s’enrichissent et accèdent au « bonheur » matérialiste occidental, sans réaliser la dépendance dans laquelle ils plongent.
Mais ce qui devait arriver arriva, et une fois le guano épuisé, c’est le retour brutal à la réalité des choses, le crash. Pauvreté, misère et rêves brisés, les locaux s’en mordent les doigts. Difficile en lisant cette BD de ne pas penser à la Nouvelle-Calédonie et la fuite en avant effrénée de notre monde de façon plus générale… « La Calédonie est tellement riche en métaux que si la cupidité des hommes n’avait aucune limite et qu’on exploitait toute la terre, il n’y aurait plus de montagne ici » nous dira un habitant, entre amusement et désabusement.
Durant nos pérégrinations dans le Grand Sud, on aura fait des bouts de chemins en pouce avec les gars qui travaillent pour Valé, à l’usine ou à la mine. Il y a des blancs et des kanaks, des hommes et des femmes. Il y a ceux qui nous parlent voyage et ceux qui nous parlent de la mine, de ce job qu’il faut bien faire pour vivre. Certains essayent de se raconter des histoires plus supportables : « au moins Valé, il replante. Avec sa pépinière, il permet de régénérer le maquis minier ». Une histoire complexe où rien n’est tout noir ou tout blanc.
De l’autre côté du caillou, au nord, se trouve l’usine de Tiébaghi, ancienne mine de chrome reconvertie depuis dans le nickel après que le premier se soit raréfié dans les années 20 et devenu trop cher à exploiter. Tiébaghi en local, ça signifie « montagne du tonnerre ». Avec une altitude de 600m et sa composition géologique particulière, la foudre y était particulièrement attirée. Dans la tradition mélanésienne, cette zone est rattachée au parcours des morts et des esprits, qui y viennent rechercher leurs os. Voilà pour l’histoire du soir. Pour le versant économique, c’est une autre affaire.
Découverte dans les années 1870, la mine n’est véritablement exploitée qu’au tout début du 20ème siècle, quand les propriétés du chrome sont véritablement comprises et maîtrisées. Ici, pas d’énorme usine de science-fiction comme dans le sud, mais un village construit de toute pièce dans la montagne par les américains qui, ayant réalisé la richesse de la teneur du minerai (60%), s’étaient rapidement emparés du contrôle de la mine. Un cinéma, une boulangerie, 3 écoles… Ils avaient mis le paquet pour que les mineurs et leurs familles se sentent à l’aise, perchés là-haut à déplacer des montagnes.
Abandonné dans les années 60, le village est devenu aujourd’hui une attraction touristique, où l’on peut se replonger dans ce passé plus ou moins glorieux. Passée l’unique route d’accès, d’une sinuosité remarquable, on peut désormais se balader dans cet ancien Eldorado, où les bâtiments sont en partie rénovés et entretenus grâce à une association. Exit la fureur et le bruit d’antan, c’est maintenant une pièce de théâtre qui se joue devant nous, loin des coups de pelles et de pioches qui résonnent encore dans certains esprits.
Lors d’un festival local, on a eu l’occasion de visiter la nouvelle mine qui se trouve sur l’autre versant et ainsi de voir ce que les hommes, équipés de leurs nouvelles machines sont désormais capables de faire. Trous gigantesques, bassins de rétention tout aussi immenses… voir ça d’aussi près fait un petit quelque chose dans les tripes.
Sur le trajet, de l’entrée jusqu’au point le plus haut de la mine, le guide nous explique le fonctionnement et les rouages de l’entreprise. Les routes sont constamment arrosées afin de limiter la poussière (et notamment les particules d’amiante en suspension) lors du passage des véhicules et leur entretien semble être d’une importance capitale. On nous parle d’éco-conduite, de « verses », ces monticules artificiels stériles de terre sans minerai censés être revégétalisés ; on aperçoit un panneau « attention, zone de biodiversité » sur le bord de la piste… Bref, on nage en plein greenwashing et on se demande si les interlocuteurs sont convaincus de leurs propos ou s’ils se cachent derrière ce qu’ils peuvent pour éviter de faire face à une réalité cruelle.
Car si on ne peut s’empêcher de critiquer cette vision qui s’offre à nous, ce désastre écologique, cette toute-puissance de l’économie mondiale, l’impuissance et la résignation des locaux, qui sommes-nous pour juger ? Ne profitons pas nous aussi de tous ces métaux extraits en Nouvelle-Calédonie et ailleurs dans le monde ? Cet appareil photo qui immortalise la scène en est un des innombrables produits. De même de tous ces objets qu’on utilise au quotidien. On participe à la demande mondiale. Se passer des mines, c’est se passer de notre mode de vie moderne et de tout le confort dont on profite. Et dans ce monde, la Nouvelle-Calédonie tire parti de ses propres richesses, fussent-elles minières, comme la France pourrait le faire demain avec le gaz de schiste par exemple.
Un petit bain dans l’eau métallisée du lac en huit permet de continuer notre réflexion dans un cadre encore un peu protégé. Pour combien de temps encore ?
Merci. Un texte superbement écrit et passionnant sur une réalité bien souvent ignorée…et poignante. Merci aussi pour les photos.
toute l’ambiguité de notre société illustrée par ces belles images et ces belles pensées
Beau texte un brin fataliste, ce qui lui donne sa credibilité.