Allumer le feu

Plantée là, au milieu du désert rouge. Yuendumu. Peuplée d’une des plus grandes communautés aborigènes d’Australie centrale. Un volontariat d’un mois sur place au centre d’art Warlukurlangu (Warlu pour les intimes), dont le doux nom rayonne sur les quelques 700 âmes de ce village du bout du monde. Ici, on parle le warlpiri et un peu d’anglais. On mange les produits vendus dans les trois petites supérettes et un peu de nourriture du bush. On fait de la peinture, un peu ; et beaucoup de rien du tout aussi.

Le centre d’art Warlukurlangu a été inauguré en 1985 par des membres influents de la communauté dans le but de maintenir les traditions et la culture aborigènes du peuple Warlpiri. Son nom, « la terre du feu » en langue locale, fait référence à un dreaming situé plus à l’ouest.

Aujourd’hui, environ 600 artistes de Yuendumu et de Nyirripi, un village voisin, sont rattachés au centre, une trentaine venant peindre quotidiennement sur place, d’autres se contentant de quelques toiles par an. Les couleurs vives utilisées pour les œuvres ainsi que le choix des thèmes représentant très majoritairement des dreamings ont permis à Warlu d’asseoir sa réputation internationale en se démarquant de la concurrence (insoupçonnée dans un tel endroit). Dans ce coin de désert, on ne compte pas moins d’une vingtaine de centres d’art.

Cette effervescence artistique est géré par une poignée de personnages tous plus atypiques les uns que les autres. Il y a Fiona la hippie des sables, avec des dreadlocks enroulées de bouts de laines multicolores qui prépare des salades végétariennes d’alfalfa le midi ; Christine la frenchie, qui entame sa 4ème année à Yuendumu, son coup de cœur d’une vie ; Gloria la cheffe chilienne, à la passion dévorante pour la protection animale et convertie à l’art aborigène depuis plus de 10 ans. Son travail de rationalisation de la production n’est pas anodin dans le succès actuel de Warlu. Taille des canevas, prix des tableaux, approvisionnement du matériel… autant de paramètres qui ont fait passer ce centre d’art du statut de bouiboui amateur à véritable usine à tableaux.

L’ensemble est joyeusement complété par une myriade de petites mains volontaires, dont les nôtres. Les profils sont variés, avec néanmoins des tendances qui se dégagent. Le volontaire type est une étudiante en art en provenance de Melbourne (la ville artistique de l’Australie). Ajoutez-y des artistes loufoques, des backpackers déboussolés et Linda, une retraitée (de Melbourne) qui profite des douces températures du désert pour échapper à l’hiver, et vous obtenez un cocktail détonnant dont les ingrédients changent chaque semaine.

Pour pouvoir accueillir tout ce beau monde, un espace dédié dans le centre a été mis en place : le « Donga », une baraque cosy en préfabriqué entourée par des bougainvilliers multicolores. Il donne sur une courette en terre battue où un eucalyptus pousse sereinement au son des aboiements de la meute de chiens affiliés au centre. Un petit feu sur le côté complète le décor, quand on arrive à l’allumer. Les nuits sont fraîches dans le désert, et l’accoutrement naturel du soir est constitué d’une couverture enroulée sur soi, en mode bédouin frileux.

En termes de boulot, la journée commence à 9h avec la préparation du matériel des artistes : pinceaux, piques à brochette (outil indispensable pour faire des petits points) et bouteilles plastiques coupées en deux pour la réserve d’eau. Sans oublier évidemment la marmite de thé noir au lait avec les petits gâteaux, tradition anglaise que les aborigènes ont (plus ou moins consciemment) adoptée.

Après cette mise-en-bouche  et le temps que les artistes s’installent véritablement, il est de bon ton de commencer dans la salle des peintures. A partir d’une dizaine de couleurs de base, d’un écrase patate et de beaucoup d’abnégation, on crée plus d’une centaine de couleurs normalisées issues du catalogue du centre. On les répartit ensuite dans des petits pots que les artistes n’hésiteront pas à souiller en moins de deux. De fait, la durée de vie d’un pot tourne autour d’une trentaine de minutes et il faut constamment en refaire.

Avec le temps, les artistes et le centre ont développé une palette de couleurs caractéristiques. Par exemple, les couleurs utilisées par les artistes de Nyirripi sont souvent pastels avec du bleu, du rose et du jaune.

Pour se dégourdir les bras et les narines, direction la galerie. On y trouve toujours une petite pile de toiles en attente d’être triées. Pour chacune, il convient de vérifier sur la base de données de l’ordinateur son numéro, son prix et le nom de l’artiste. Ensuite, on désagrafe la toile du canevas et on l’étiquette avec le prix.

On peut enfin ranger tous ces trésors par ordre chronologique. Les petits tableaux vont sur l’étagère métallique rouge, les intermédiaires dans des tiroirs, les grands sont suspendus à des cintres et ceux aux dimensions vertigineuses sont roulés pour n’être ressortis que sur demande. Les meilleurs sont accrochés au mur où ils ne font pas long feu. L’art aborigène se vend comme des petits pains.

Entre la visite des clients qui mélangent tous les tableaux et la cinquantaine de nouvelles toiles par jour, il va sans dire que le rangement et le tri sont des activités sans fin au centre. Une chose résiste pourtant à cette organisation implacable (en théorie…) : l’artisanat local en bois peint venant des villages alentours. Les lances, coolamons (sorte de grand récipient oval), clapsticks (bâtons de bois musicaux) et autres objets se promènent allègrement dans le centre, et on en retrouve dans toutes les pièces. Personne ne connait exactement les stocks disponibles et encore moins les prix. C’est donc cela que l’on appelle le « flou artistique ».

Autant de travail ouvre l’appétit. Pour la pause midi, on prépare le casse-croûte des artistes et des volontaires, le fameux sandwich pain de mie-jambon-fromage chauffé au toaster de compétition. Ce déjeuner fait partie du contrat du volontaire, en plus de l’habitation et de réductions sur les tableaux. En échange, on travaille de 9h à 17h du lundi au vendredi.

Ce frugal repas est surtout l’occasion de regarder les artistes à l’œuvre. Ce sont majoritairement des femmes qui peignent, de tout âge. Comme il n’y a pas de salle dédiée à l’intérieur du centre, les aborigènes s’installent dehors, à même le sol ou sur des coussins. Ce qui pourrait choquer au premier abord n’est en fait qu’une habitude conservée du temps où les dessins étaient réalisés sur le sable, pour donner des explications, puis effacés sans prétention. Le canevas est lui aussi posé sur la terre, entre deux chiens qui tentent vainement de manger le repas des artistes. Entre deux papotes (en warlpiri évidemment) et une gorgée de thé, les artistes répètent inlassablement, de tableaux en tableaux, les formes, les points et les couleurs qui constituent leur dreaming. Parfois ces derniers peuvent varier quand on a reçu l’autorisation par un de ses proches de peindre son histoire. Du troc de dreamings en quelque sorte.

Le hasard du calendrier nous a fait arriver lors des vacances scolaires. L’occasion de voir les progénitures prendre leurs marques au centre, de parler avec les « djeuns » et de prêter ses cheveux le temps d’une séance coiffure à l’occidentale. Les vacances scolaires sont aussi l’occasion pour les enfants de personnaliser le lieu de travail de leur parents, en accrochant leurs dessins d’artistes en devenir aux murs ou en mettant directement l’empreinte de leur main un peu partout. Une façon toute aborigène de marquer leur passage. Les coussins, les tabourets, les tables et les sols gardent aussi la trace de tous ces coups de pinceaux sortis du cadre.

On retiendra plusieurs artistes en particuliers pour différentes raisons : Rosie, la doyenne ; Dorothy et Julie qui viennent peindre tous les jours ensemble, l’une toujours souriante, et l’autre à bouder en permanence ; Karen et Nelson qui ont tous les deux des problèmes mentaux et moteurs et dont la peinture est touchante et d’une incroyable modernité. Il y a aussi Elisabeth, qui ne peint plus mais qui vient quand même au centre comme on viendrait à son club de belote, toujours à rigoler avec son chien sur les genoux.


Dogs n’ Rosie… Rosie Nangala Fleming habite la maison à côté du centre, ce qui lui permet de débarquer à l’improviste à tout moment et au staff de garder un œil sur cette vieille dame de 89 ans. Bébé, elle a survécu à une attaque des Blancs contre son peuple, déciment les siens sans merci. Les années qui suivirent, elle les passa en nomade, dans le désert, avec les survivants qui lui transmirent le savoir traditionnel de la nourriture du désert. C’est sur cette base qu’elle s’est rendu au Niger, dans le cadre d’une mission, pour apprendre aux femmes du Sahara son savoir sur les graines d’acacias et leur permettre ainsi de rendre leur nourriture plus calorique. Elle était là aussi, à Yuendumu, quand le centre Warlukurlangu a été créé. Warlu, c’était même le dreaming de son père. Maintenant Rosie perd un peu la tête et ses souvenirs. C’est néanmoins la première à parler aux volontaires, à nous apprendre des mots Warlpiri et à nous parler de sa famille. En échange, on prend soin d’elle : on lui apporte un repas chaud le soir, on allume un petit feu à ses pieds, on la raccompagne chez elle si on la retrouve perdue dans la rue et on vient lui rendre visite pour lui tenir compagnie.


Pour la reprise de l’après-midi, des nouveaux jobs nous attendent. Gloria nous donne une liste de commande de tableaux qu’on s’active à rassembler pour qu’un membre du staff les roule précieusement dans du papier avant d’empaqueter le tout proprement. Dans le même temps, Gloria a également demandé à d’autres personnes de faire l’inventaire de tous les tableaux, en toute logique… Autant dire qu’il en manque toujours un ou deux, qui ont finalement déjà été vendus ou consignés pour envoi, ou qui ont mystérieusement disparus mais qui réapparaissent la semaine suivante dans un endroit improbable.

Ces moments sont toujours l’occasion de rêvasser devant les tableaux, de lire les histoires des dreamings associées, de comparer les différents styles, de découvrir un nouvel artiste et au final, de se faire sa propre liste idéale. De temps en temps, on met la main à la pâte, comme avec cet énorme chien métallique à empaqueter d’environ 100 x 70 cm qui pèse un bras, et où clairement, nous n’étions pas trop de deux.

Et le travail peut prendre encore plein d’autres formes. Que ce soit peindre les canevas d’une des couleurs de base imposées (bleu, rouge ou noir) – idéal pour prendre un peu l’air, tordre les pattes de petites figurines canidés et les peindre à la bombe – facile de prime abord mais usant à la longue, rafistoler les toiles abîmées (souvent les plus grandes, donc les plus chères) au fer à repasser – grosse pression – ou faire visiter le lieu aux touristes ébahis ou aux galeristes aguerris, on trouve toujours de quoi s’occuper à Warlu.

Mais voilà que la journée touche déjà à sa fin. Les artistes se pressent au bureau de Christine pour faire valider leur(s) toile(s) et recevoir un acompte sur la vente, objets de nombreuses négociations. Pour nous, ce n’est pas tout à fait terminé puisqu’il faut reprendre à la main les bordures des tableaux pour qu’elles soient bien nettes et d’une seule couleur. Dit autrement, quand un tableau est vendu, c’est aussi un peu de nous autres volontaires qui s’envole.

Lorsque tous les artistes sont partis, Gloria fait le bilan de la production de la journée. Les toiles ratées, les coups de cœur, les atypiques, , etc. Un vrai débrief que l’on suit avec intérêt pour exercer notre œil et élever notre esprit dans des sphères jusque-là inconnues.

Enfin, Christine récupère tous les tableaux pour les photographier et les rentrer dans la base de données. Ainsi s’achève une journée typique de travail à Warlukurlangu. On s’en retourne tranquillement au Donga pour une bonne douche et une soirée dans le désert.

Un commentaire Ajoutez le votre

  1. Mom dit :

    Incursion très intéressante dans la culture aborigène et le « milieu artistique » local les photos sont super….

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